Auteur : Mathieu Grandjean
Can a brand be feminist?
En interrogeant Claudette Lovencin, fondatrice de Fempo (interview à retrouver ici), nous avons buté sur une question: qu’est-ce qu’une marque féministe ?
“Moi Claudette, je le suis. Je n’ai pas besoin de me justifier. Mais la marque en soi, c’est une entité tierce qui essaie de donner aux femmes un maximum d’information, de joy et d’espace pour vivre ce qu’elles veulent vivre. Ça pose la question de ce que c’est. Je n’ai pas encore de réponse.”
Claudette Lovencin, co-fondatrice de Fempo
Ce qui m’a surprise, c’est qu’une féministe convaincue hésite à qualifier sa marque comme tel, alors que les marques semblent s’emparer du sujet sans scrupules. Même constat lorsque je lis les interviews de la fondatrice de Meuf, Claire Succo. Nous avions pourtant identifié ces deux marques comme féministes dans nos Nest’Love (lien vers l’article). Leurs fondatrices ? Oui, sans hésitation. Et cela imprègne toute leur communication. Mais, leurs marques ? Non.
“Les messages féministes sont plus ou moins à la mode, et parfois, ça peut paraître opportuniste… C’est pour ça que je ne me positionne pas comme une marque féministe, même si évidemment, personnellement, je suis féministe. “
Claire Succo, fondatrice de Meuf
C’est quoi, alors, une marque féministe ? Ou, pour prolonger le raisonnement, quel est le rôle des marques dans la promotion du féminisme ?
Féministe : argumentaire fort pour les marques
Les marques ont longtemps collé aux standards de société et renforcé les stéréotypes de genre par le martelage publicitaire. Schématiquement, aux femmes la lessive et la cuisine ; aux hommes, les voitures et les placements financiers.
On se replonge, non sans délectation, dans les publicités sexistes du 20ème siècle, dont vous pourrez trouver quelques extraits ici : En 2016, luttons contre les clichés sexistes : No More Clichés
Cuisinière ou femme-objet, au choix
Deux modèles féminins saillants émergent des tendances du 20ème siècle: la ménagère/cuisinière, qui manie le balai et la cuisson des légumes comme aucun homme, et la femme-objet. Les grandes marques prestigieuses rajeunissent leur image en « injectant » dans leurs pubs des valeurs sexuellement agressives et provocantes.
Une représentation qui est toujours d’actualité, comme le démontre les chiffres du C.S.A de 2017. Sur 2000 spots publicitaires analysés, il en ressortait que :
- Les deux tiers des publicités présentant des personnages avec une sexualisation mettent en scène des femmes: 67 % vs. 33 % pour les hommes.
- Les experts sont presque exclusivement des hommes: 82 % vs. 18 % de femmes expertes.
- Une répartition stéréotypée des catégories de produits (des hommes pour parler d’automobile et des femmes pour l’entretien du corps): 63% pour « l’entretien du corps ».
Comme quoi, les clichés ont la peau dure (et les femmes la peau douce). Pourtant, on observe malgré tout un changement de paradigme à partir des années 2010, avec certains exemples qui ont marqué les esprits.
Un changement de paradigme - le femvertising
Dove a été le plus rapide à saisir la tendance. La campagne Real Beauty de Dove, en 2013, qui met en scène un artiste en train de dessiner des femmes à partir de leur seule description personnelle, puis des descriptions d'autres personnes. La seconde version des portraits se révèle nettement plus flatteuse. Conclusion: "Vous êtes plus belles que vous ne le pensez".
Dove Real Beauty Sketches | You’re more beautiful than you think (6mins)
En 2014, la marque de protections hygiéniques Always lui emboîte le pas et lance la campagne "Comme une fille". Dans un clip diffusé pendant le Super Bowl, la finale du championnat de football américain, elle interroge les clichés sur les femmes pour mieux les déconstruire.
Always #LikeAGirl (A ce jour, la vidéo comptabilisé 68 millions de vues).
De nombreuses marquent suivent ensuite cette tendance, avec plus ou moins de succès: Nike, Yoplait, H&M, L'Oréal ou Disney. Ces publicités marquent le début du femvirtising, la pratique des marques à porter des messages considérés comme féministes (ou tout au moins visant à redonner aux femmes leur juste place dans la société) à travers leurs campagnes de publicité. On y retrouve régulièrement les notions "d'empowerment" et la lutte contre les stéréotypes sexuels et les phénomènes "d'auto-censure”.
Mais ce soudain intérêt pour l’empowerement des femmes, pendant tant d’années reléguées au ménage et à la cuisine, soulève tout de même des interrogations, et on peut s’interroger sur le but poursuivi : améliorer et résorber ces préjugés/inégalités/souffrances (vous pouvez cocher plusieurs réponses) ou maintenir un statu quo propice au maintien des ventes de ces gammes ?
Féministe : engagement sociétal ou positionnement marketing ?
Ce qui est certain, c’est que le féminisme est devenu très à la mode. Le terme “féminisme” aurait été le mot de l’année 2017, selon le dictionnaire nord-américain Merriam-Webster, c’est-à-dire le mot le plus consulté par les internautes.
Quand les marques s’emparent du féminisme
Cela a donc, naturellement, aiguisé l'appétit des publicitaires. En effet, rien de nouveau: la publicité et les marques ont toujours joué sur les tendances de société pour renouveler leur discours et créer de nouveaux marchés. En 2017, Dior sortait son t-shirt “We should all be feminists” à 550€. Porté par la suite par Nathalie Portman, Rihanna ou encore Chiara Ferragni.
"Les marques ont toujours récupéré les révoltes. Il n'y a qu'à voir avec le Che Guevara. Elles ont compris que la meilleure façon de vendre est d'être dans l’air du temps.”
Elisabeth Tissier-Desbordes, professeure de marketing et spécialiste du genre dans la publicité.
En plus des bénéfices des produits, on nous propose un bénéfice moral, on s’achète une conscience politique selon Mariette Darrigaud, sémiologue, qui évoque un "bénéfice moral consommateur", qui s'ajoute au bénéfice cosmétique :
"Les femmes sont en attente d’un bénéfice d’empowerment, quelque soit l’objet dont on parle, même pour une crème de beauté, même pour un parfum."
Causette ironisait à ce sujet dans son magasin d’avril 2017 intitulé « Deviens Superwoman en deux heures » du fait que l’empowerment était omniprésent, « au point qu’en 2017 si on n’est pas empowered, c’est comme si on avait loupé son diplôme de féministe... ».
Le féminisme fait vendre, et tant mieux !
Alors oui, toutes les entreprises ne se sont pas réveillées féministes. Sophie Gourion rappelle d’ailleurs que le féminisme était déjà un argument de vente dans les années 50 et acheter un soutien-gorge symbolisait une libération de la femme.
Même si l’intention est mercantile, nous pouvons nous réjouir de deux choses :
- parler de l’égalité des hommes-femmes, lutter contre les stéréotypes, et promouvoir la diversité des femmes est devenu à la mode,
- plus il y a de messages comme ceux-là, plus il y aura une prise de conscience: un martelage publicitaire vertueux ?
Christelle Delarue, fondatrice de Mad&Woman, décrite comme la "première agence de pub indépendante et féministe" va encore plus loin, et décrète que c’est de l’ordre du devoir des publicitaires de promouvoir une nouvelle image :
“En tant que publicitaires, promouvoir une émancipation des femmes est une responsabilité morale et sociale.”
Que doit-on attendre des marques pour les femmes ?
Malgré tout, quelque chose interpelle dans les messages transmis. Dans un article du Guardian de 2015, Nosheen Iqbal démontre qu’à travers leurs slogans, vidéos et hashtag à fort potentiel médiatique, ces marques mettent majoritairement en avant l’idée que les femmes manquent de confiance en elle, et devraient se sentir mieux dans leurs corps, sans aborder les vraies questions telles que les inégalités de genre.
Mais alors, que doit-on réellement attendre des marques ? Le femvertising peut-il être plus qu’une campagne publicitaire ?
Récupération et genderwashing
Les mots de Nosheen Iqbal nous invitent à se replonger dans quelques statistiques, et il ya des chiffres qui ne mentent pas. Selon le Ministère du Travail,
- la différence entre le revenu salarial brut des hommes et des femmes s'élève à 24%. À poste et niveau de compétence égal, l’écart de salaire moyen descend à 9,3%. Dans la fonction publique, l’écart reste important, de l’ordre de 12%.
- le fameux «plafond de verre» a la vie dure : dans près d’une grande entreprise sur deux, les hommes représentent 90% des plus hautes rémunérations.
Ce qui nous amène à la question du gender washing : la stratégie marketing des entreprises visant à se présenter comme soucieuses des droits des femmes, et de leur émancipation… bien plus qu’elles ne le sont en réalité, dans leurs pratiques quotidiennes.
L’exemple communément rappelé est Dove, qui d’une part communique sur la beauté des femmes et d’autre part, déploie un arsenal de communication aux antipodes avec Axe.
Engagement des entreprises pour la cause féministe
Soyons donc attentifs aux politiques internes et à l’engagement réel des entreprises, plutôt que leurs campagnes publicitaires. Et valorisons les entreprises qui font preuve de vrais engagements :
L’Oréal, avec son programme Women for Science, valorise le travail des femmes scientifiques.
Always, avec son format “témoignages”, entend développer une proximité avec une cible féminine très jeune pour banaliser les règles.
Comme L’Oréal, Verizon aux Etats-Unis pousse les jeunes filles à choisir la voie des Sciences (domaine dans lequel 18% des ingénieurs seulement sont des femmes).
On pourra encore citer Ypsylone, marque de prêt à porter reverse 50% de ses profits à la Maison des Femmes, Monki (du groupe H&M) qui donne 5000 coupes menstruelles aux femmes au Kenya ou AgentGirlPower marque arabe soutenue par l’activiste Maryam Montague qui prône l’égalité hommes-femmes.
Certaines marques participent à l’émancipation de la femme, déconstruisent les stéréotypes, contribuent à des programmes d’utilité publique, et pour ces raisons, doivent être encouragées.
Et les consommateurs, dans tout ça ?
Soyons attentifs à ces initiatives et privilégions les marques qui en sont à l’origine. Condamnons aussi celles qui ne jouent pas le jeu.
Mais surtout, prenons conscience de notre rôle en tant que consommateur à modeler le monde de demain. Si les marques s’emparent des tendances sociétales pour les traduire en campagne et en actes, à nous d’affirmer nos valeurs, et les marques suivront. Certaines en feront même des principes fondateurs.
Il n’existe peut-être pas de marque féministe, mais certaines existent pour changer le quotidien des femmes. Et on ne peut que les encourager.